L’Indiana Fujo du Placard

Le quotidien de la Fujoshi peut apparaître aux yeux des néophytes comme une longue succession bien huilée de futilités tranquilles et de plaisirs coupables. Son monde intérieur riche en éphèbes de papier recyclé adroitement dissimulés dans la deuxième rangée de sa bibliothèque de manga et en pixels lémoneux régulièrement supprimés de son historique de navigation ne saurait être perturbé par les surprises triviales de la vie séculière.

Car la Fujoshi du placard (celle qui n’a pas divulgué son intérêt potentiellement malsain pour les ébats testostéronnés à son entourage sanguin) est parées à toutes éventualités. Elle n’utilise que des sacs opaques lors du transport de ses tomes de Yaoi, sait faire bon usage des fenêtres de navigation privées et a appris à se servir des logiciels dédiés à l’effacement de l’espace vierge de son disque dur pour ne laisser aucune pièce à conviction de ses téléchargements libidineux – notons que la Fujoshi du placard flemmarde, cousine germaine de la Fujoshi du placard, se contente de verrouiller son ordinateur perso avec un mot de passe improbable inspiré de son couple préféré du moment…

La Fujoshi du placard, être rusé, s’adapte pour sa survie et celle de l’image de sophistication cool qu’elle s’est forgée. Avec toujours six coups d’avance – façon Death Note si je cache mes Yaoi dans la bibliothèque c’est le meilleur moyen pour susciter la curiosité de mon petit frère qui me pique régulièrement des shônen donc laissons-les à vue au milieu du Shôjô pour être sûr qu’il ne s’en approche pas – elle repousse la terrible épreuve de LA Discussion qu’elle a déjà imaginée maintes fois :

Fujo-vision ON : « Chérie, sanglote sa mère, éplorée, qu’est-ce qu’on a raté dans ton éducation ? »

Réponse A :

« Les rudiments des relations amoureuses ce qui m’a poussé à me documenter, un peu maladroitement je l’avoue, sur la question. »

Réponse B :

« Pas mal de choses mais bon ne culpabilise pas, c’est pas de ta faute, c’est juste l’amour du vice qui motive mes lectures. »

Réponse C :

« Très chère mère, mon éducation fut sans tache, j’y ai remédié. »

Or dans notre espace urbain familier une menace rôde : l’imprévu, le hasard, le destin selon les appellations, en somme, toute puissance incontrôlable vouée au seul plaisir de mettre en péril les activités secrètes de la Fujoshi du placard. En effet, combien de fois as-tu frémis alors que ton secret frôlait l’exposition à l’opprobre publique ? Amie Fujo du placard, permets-moi de te prodiguer ces conseils salutaires tirés de situations hautement autobiographiques.

Situation 1 : Tu as commandé des yaoi sur internet et tu attends impatiemment la livraison de tes petits trésors à la maison. Tu rentres chez toi, ta petite sœur/frère/mère/hamster – raye la mention inutile – t’apprend que ton colis est arrivé (ô joie !) et que ton père a ouvert le paquet par erreur (ô désespoir !) car il attendait lui aussi un colis (ô vieillesse ennemie !).  Ton cerveau traite l’information à toute vitesse façon Vulcain : est-ce que les couvertures prêtaient à équivoque ? Est-ce que foutre la main au paquet (ironie tragique) d’un autre mec entre dans la catégorie « équivoque » ? J’ai combien de chances pour que le yaoi le plus sage se retrouve fortuitement placé devant les autres afin que l’usurpateur de colis se rende compte qu’il ne s’agit pas du sien sans griller le contenu réel du paquet ? Tu soupires. Diagnostique : tu es dans la merde.

Solution : Bluffer comme un huitième dan de poker.

Tu maîtrises ton expression faciale et souris, enjouée, parce que tu attendais ces bouquins depuis un moment pour les offrir à une copine (sous-entendu que toi, tu ne lis pas ce genre de choses). Ne taris pas de détails selon la circonstance, soit la dite copine est du genre coincé et c’est une blague organisée par la bande pour son anniversaire, soit elle n’osait pas se procurer ces bouquins et les a fait livrer chez toi parce qu’elle sait que ta famille n’a pas de préjugés (quoiqu’on en dise la flatterie ça marche toujours ainsi que son revers : la culpabilité). Dans le cas où ton entourage serait totalement réfractaire au Yaoi et que la réaction précédente ne conviendrait pas à la situation, il est vivement conseillé de s’indigner avec eux des erreurs de la poste, victime facile et fort pratique en toute circonstance, qui vient livrer des livres immoraux aux honnêtes gens qui n’ont rien demandé. Bien évidemment, tu te charges de t’occuper toi-même de régler le souci et fait disparaître les pièces à conviction.

Situation 2 : Tu as passé la journée à la mer, tes orteils se souviennent encore de la douceur du sable chaud, t’écoutes tranquillou radio-trafic sur l’autoroute en textotant avec ton chéri quand soudain… Le dit chéri t’annonce en toute innocence qu’il a voulu aller lire ton blog… Tu bug. Tu redémarres. Le susdit blog parle crûment de Yaoi, de lemon, de parties génitales de tout ce que ton cerveau de Fujo brasse sans aucune censure. Diagnostique : t’es dans la merde.

Solution : Feindre l’amnésie

Un blog ? Quel blog ? C’est bizarre que tu me parles de ça parce que je ne tiens pas de blog… Méfie-toi de ce genre de spam, c’est bourré de virus… Comment ça tu as trouvé le lien sur Skype ? Je t’assure que je ne vois rien de ce à quoi tu fais allusion. Ecoute chéri, touche à rien jusqu’à ce que je rentre pour régler ça ! Entre temps, tu as passé un coup de fil rapide à ta buddy (BFF, Fujo potesse, bras-droit, assistante, subordonnée, esclave…) qui s’est connectée à ton Skype pour supprimer le lien de la mort.

Situation inextricable : Tu es grillées en flagrant délit par la police du Yaoi, un détective privé t’a filé dans la rue, il a réuni un dossier complet sur toutes tes activités yaoistes des six dernières années, il a piraté ton disque dur ainsi que ton téléphone portable, possède des enregistrements de tes conversations en convention, bref, tu es fichée et l’avocat du diable n’a même pas voulu prendre ta défense. Diagnostique : t’as les deux pieds dedans.

Solution : La sophistique

Tu assumes. Mais pas seulement : tu revendiques effrontément tes positions. Oui, c’est malsain. Non, c’est trop peu intellectuel. Mais finalement, n’est-ce pas bien moins pervers que les programmes télévisuels contemporains ? Cinéma, séries, télé-réalité, industrie du porno, ne mettent-ils pas en scène la sexualité de manière outrancière ? Le Yaoi ne serait-il pas un moindre mal ? N’est-il pas un exutoire bénin des pulsions érotiques et des fantasmes féminins en ce qu’il ne dégrade pas des individus réels pour son assouvissement ?

Live long and prosper,

I.H.

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