Chapitre 2
Let’s play Russian roulette.
Say, can I win against fate?
Boom Boom – Drippin’InsaNity
Le quai, exposé aux vents, était froid et impersonnel, reflet parfait du ciel terne moucheté de gris. La nouvelle gare TGV, excentrée, se voulait propre et moderne et donnait l’impression de traverser sans fin un gigantesque couloir de béton brut. Les trains s’y arrêtaient avec fracas et repartaient tout aussi furieux, n’affleurant jamais les quais lisses et longilignes qu’ils traversaient. Cloisonné dans les niveaux inférieurs de la gare, les voyageurs, en rangs disparates, calfeutrés dans leurs couches de vêtements chauds, se distinguaient par leurs expirations nuageuses et régulières.
– Quel wagon ? s’enquit Timothée.
Jaden exhala la fumée de sa cigarette, enfouit sa main libre dans la poche arrière de son jean et en ressortit les billets de train. Il les avait lus, relus, re-relus, et était toujours incapable de s’en souvenir. Tim non plus apparemment, à moins que ce ne fût le seul moyen à disposition pour faire passer le temps en attendant d’embarquer. Il lui tendit les billets.
– Neuvième wagon… c’est le repère… marmonna Timothée.
Jaden les lui prit des mains pour les remettre dans sa poche.
– On est au bon repère, arrête de stresser.
– Facile à dire… Je préfèrerais me jeter sur les rails que de mettre un orteil là-bas…
– Je sais que le métro n’est pas sexy mais tu n’auras pas à le prendre, duchesse : ton frère nous récupère en voiture.
Sa remarque lui coûta un coup de coude dans les cottes. Jaden l’attrapa par la nuque et le serra contre lui.
– Relax. Ça va bien se passer. Quand bien même ton père plomberait l’ambiance, il y aura toujours Erik, Laëtitia et les petits pour nous soutenir. On rentre demain soir : on passera plus de temps dans le train qu’avec eux.
Timothée soupira.
– Marielle a un sale caractère, si elle t’aime bien elle est adorable sinon c’est une vraie plaie…
– Ça me rappelle quelqu’un que je connais…
– Hé !
Il récolta cette fois une tape sur le torse et se saisit de la main vengeresse pour la garder dans la sienne. Le regard triomphant qu’il jeta au plus jeune ne contribua pas à le calmer.
– Ta sœur, ta mère, Carlsen-Lévy ou ton père pourront être aussi relou qu’ils le voudront, on fera face avec un gros sourire hypocrite sur le visage parce que c’est comme ça que fonctionne la vie en société.
– J’ignorais que tu t’y connaissais en étiquette bourgeoise, Mr ex-toy boy.
Et ce n’est malheureusement pas tout ce qu’il ignorait sur lui. Cette saloperie d’histoire de montres commençait à lui ficher de minuscule mais néanmoins douloureuses épines sur la conscience. Il ne pouvait pas annoncer à Timothée le dysfonctionnement qui avait été diagnostiqué de peur de le perdre et en même temps, il lui était impossible de le lui cacher éternellement. Il leur faudra fatalement récupérer leurs montres réinitialisées et Timothée saurait.
– Une certaine lady a parfait mon éducation. Je suis même capable de faire mes besoins et de me sortir tout seul, railla-t-il à la place.
La mauvaise humeur de l’adolescent redoubla aussitôt.
– Je ne veux pas t’entendre parler de toi comme ça, même pour rire ! Tu n’as pas idée de ta valeur !
Jaden sourit et s’inclina pour souffler à l’oreille de son amant :
– A quel niveau ?
Les rougeurs qu’il vit naître sur le visage de Timothée lui indiquèrent tout ce qu’il avait besoin de connaître.
– Dommage qu’on doive s’abstenir ce soir, le faire dans ta chambre d’enfant serait carrément malsain… mais si tu promets de ne pas faire de bruit…
Ce fut cette fois une tape dans l’épaule qui le rappela à l’ordre.
– Le train arrive, prends la valise, ordonna Timothée.
– Okay, princesse.
Jaden jeta son mégot à la poubelle et s’exécuta. Lorsqu’il fut à hauteur de son compagnon, il ne put s’empêcher de lui glisser à voix basse :
– Ça t’a excité, non ?
– Bien sûr que oui, petit con !
Jaden éclata de rire.
*
Timothée se damnerait pour pouvoir empoigner publiquement la paire de fesse qu’il avait juste sous les yeux, qu’il commençait à bien connaître et qu’il ne pouvait atteindre. Ce que ses paumes ne sauraient accomplir était compensé par l’action de ses yeux qui captaient chaque mouvement, chaque contraction musculaire, chaque roulement de tissu. Et est-ce qu’il avait parlé de ce dos ? Large. Oh comme il en avait ravagé l’épiderme au cours de longues nuits sans sommeil… Et cette nuque…
– Tim, ça va ?
Jaden quitta sa veste avant de prendre place à son côté. Timothée déglutit.
– Je ne vais pas tenir le coup.
– Quoi ? Pourquoi ? Deux heures et demie de train c’est pas la mort.
– Vingt-quatre heures, au milieu de ma famille, avec toi constamment à proximité, sans pouvoir te toucher.
C’était le pallier de l’enfer où il ne s’y connaissait pas.
*
Les quais de la gare de Lyon avec son toit de verre et fer forgé donnaient l’impression de s’être fortuitement laissé piéger dans une boule à neige. Jaden se sentait comme la figurine angoissée qui traque l’instant où elle serait retournée et toute enneigée de poudreuse.
– Erik nous attend devant le Train Bleu, l’informa Timothée en consultant son téléphone.
– Lequel, ils sont tous bleus, grommela-t-il.
Il vit le coin des lèvres de Timothée se relever et celui-ci étouffa un ricanement.
– C’est un restaurant.
Jaden entendit distinctement le « provincial » un peu condescendant sous-jacent mais préféra en rire.
– Fous-toi de ma gueule, le parisien.
Il agita la chevelure de Timothée, passa le bras autour de ses épaules et le serra contre lui. Le cœur de Jaden était lourd, comme ankylosé d’angoisse et le contact de son compagnon l’apaisa quelques secondes.
– Ça va aller ? s’enquit Timothée qui percevait sa crispation.
Il devait être fort, il avait promis à Timignon qu’il serait un pilier pour lui dans cette épreuve. Jaden s’arma de leur valise et de ce qui lui restait de courage. Le peuple qui grouillait de partout, les vagues de voyageurs qui arrivaient à contre-sens, les deux heures trente sans nicotine et la perspective de rencontrer les parents de Timothée le rendait légèrement à cran. Il était encore loin d’être détendu quand il aperçut Erik posté près du restaurant accompagné d’un grand type blond, plutôt baraqué et indéniablement canon. Il avait un je ne sais quoi dans la stature qui attirait le regard, une prestance toute particulière qui rayonnait même au cœur de la foule compacte de la gare. D’instinct, Jaden se sentait menacé par cet homme dont les cheveux gardaient captifs les rayons du soleil aussi rares qu’ils se fissent en cette saison. Il n’avait pas besoin de sonder ses iris, dissimulés derrière des verres solaires, pour ressentir l’hostilité qui émanait de sa personne. Alors qu’ils se rapprochaient du restaurant, Jaden et Timothée sourirent à Erik qui leur faisait de grands signes de la main.
– C’est qui le type à côté de ton frère, s’enquit Jaden sans desserrer les dents.
– Ce bâtard d’Auguste…
Sa tension interne monta en flèche et menaça d’exploser en un séisme de magnitude neuf sur l’échelle de Richter. Timothée le rappela à l’ordre du coude :
– Continue de sourire, lui intima-t-il.
Les zygomatiques de Jaden ne lui avaient jamais fait aussi mal.
– Je vais le tuer…
Il n’allait pas pouvoir s’en empêcher, il allait fatalement franchir la barrière du crime si on l’exposait trop longtemps à Auguste Carlsen-Lévy.
– Moi d’abord, s’empressa d’ajouter Timothée.
Il supposait que son amant avait de meilleures raisons que les siennes. Il laissait couler pour cette fois. Timothée embrassa chaleureusement son frère et broya sans ménagement les doigts d’Auguste qui ne put contenir une grimace de douleur. Jaden échangea une poignée de main toute fraternelle avec son beau-frère qui l’entraîna même contre lui pour une accolade, quant à Auguste, il se contenta d’un « bonjour » poli mais néanmoins glacial.
– Merci d’être venus nous chercher, il ne fallait pas vous déranger…
Auguste retira ses lunettes de soleil pour les glisser dans la poche de sa veste de costume à plusieurs milliers, sûrement pour crâner avec ses yeux bleus perçants.
– Allons, allons, ce n’est rien. Je sais à quel point Timmy a horreur des transports en commun.
Satisfait, Auguste tendit la main vers la valise que tenait Jaden.
– Un coup de main ?
– Non merci, je gère.
Erik haussa un sourcil. La rivalité entre Jaden et Auguste n’était pas qu’une légende urbaine mais ce qui le surprit le plus, c’était que Timothée aussi semblait lui en vouloir.
– J’ai raté un épisode ? s’enquit l’aîné Andersen.
– Mais, non ! Penses-tu… coupa précipitamment Auguste. Allons à la voiture !
Il lui attrapa le bras et tandis qu’il l’entraînait vers le parking l’héritier de la CarlsenCo jeta un regard suppliant à Jaden et Timothée. Auguste ne souhaitait compromettre à aucun prix son amitié avec Erik. C’aurait été touchant si la vision d’un Carlsen-Lévy impuissant n’était pas si jubilatoire.
Le parking de la gare était ridiculement petit et la Jaguar XKR-S blanche y rutilait avec indécence. Jaden ne put s’empêcher de siffler, admiratif, en amateur éclairé d’œuvres d’art.
– Belle bête…
Auguste sortit ses clés et ouvrit la voiture.
– Merci, t’es pas mal non plus, dit-il dans un clin d’œil.
Jaden se sentit roulé, puis complètement dévirilisé lorsqu’Auguste lui prit la valise des mains, la souleva comme s’il s’était agi d’un sachet de chips et la rangea dans le coffre. Castré, Jaden monta à l’arrière avec Timothée, jetant alentour des regards noirs.
– Arrête de bouder, chuchota Timothée en prenant la main de son compagnon. Auguste adore fanfaronner.
Jaden serra fort les doigts dans sa paume et déposa un baiser au dos de la main de son amant. Il avait conscience du regard d’Auguste sur eux dans le rétroviseur et s’en délectait. Rien n’était plus frustrant que de voir sans pouvoir goûter. Timothée se détourna vers la fenêtre pour dissimuler ses rougeurs embarrassées et Jaden posa la main sur sa cuisse et se pencha vers lui pour l’embrasser sur la joue.
– Tim, t’es adorable j’ai envie de te croquer, susurra-t-il tout en faisant remonter doucement sa paume vers l’entrejambe de Timothée dont le visage ne cessait de s’embraser. Auguste pila d’un coup. Jaden releva lentement les yeux de sa proie pour rencontrer ceux du conducteur dans le miroir.
– Un problème ?
Timothée avait envie de se jeter sur la route tellement il était embarrassé. La proximité de son rival avait réveillé l’immaturité de Jaden. Erik se pinça l’arête du nez et hocha latéralement la tête en signe de réprobation.
– Bon les enfants, lança-t-il avec une autorité qu’on ne lui voyait que dans sa vie professionnelle, on arrête le concours de longueur de bites et on se concentre sur la route.
– Erik ! gémit Timothée, en se recroquevillant davantage sur lui-même.
Il n’était pas loin de se rouler en boule et se cacher sous le plancher de la voiture. Cependant le grand frère n’en avait pas fini.
– Je ne suis pas complètement neuneu ! J’essaie juste d’avoir le tact de faire semblant de ne rien voir mais il y a des limites à ma patience.
Les pommettes d’Auguste se teintèrent d’un carmin discret, devait-il prendre personnellement les paroles d’Erik ? Et jusqu’à quel point l’avait-il percé à jour ? Il préférait ne pas y penser.
– On saura se tenir, n’est-ce pas ? promit Timothée qui voulait tranquilliser son frère au plus vite.
– Absolument mon cœur… approuva Jaden dans un sourire mielleux.
Erik voyait distinctement flotter dans l’air une myriade de petits cœurs rose bonbon. Le trajet allait être long.