Nocturne 1
Ne pas fermer les yeux. Ne pas céder au sommeil. Van patienta quelques minutes, le temps de s’assurer que Corinne, sa belle-mère, était allée se coucher et ralluma la veilleuse. Il extirpa précautionneusement un roman de sous l’oreiller et il reprit la lecture où il l’avait laissée. Son téléphone portable indiquait minuit moins deux minutes. L’heure du crime. L’heure la plus sombre où la nuit rabattait ses ailes dentelées sur l’aveugle dormeur. Ne pas fermer les yeux. Ne pas céder au sommeil.
Des bruits de pas se firent entendre dans le couloir, Van éteignit précipitamment la lumière, glissa le livre sous l’oreiller et affecta un sommeil paisible. Corinne ouvrit doucement la porte de la chambre de l’adolescent. Une raie de lumière frappa le visage encadré de cheveux auburn de son beau-fils. Il était si semblable à sa mère qu’elle en fut émue. Ivan avait la pâleur, les pommettes hautes, le nez légèrement aquilin de Ligéia ainsi que ses lèvres pulpeuses. Étendu là, innocemment, les yeux clos, infiniment fragile, elle n’arrivait pas à trouver la force de confronter ses yeux noisette pour l’obliger à cesser ses activités nocturnes et à prendre un peu de repos. Corinne retourna dans sa chambre.
Quand elle fut partie, Van estima qu’au nom de la paix familiale il était risqué d’allumer à nouveau la lumière. Mais en dépit de tout bon sens, son esprit remâchait la même obsession. Ne pas fermer les yeux. Ne pas céder au sommeil. Il fallait passer au plan B. Il avait quelque répulsion à passer au plan B. Pas qu’il fût particulièrement dangereux, mais il était bien moins divertissant que la nouvelle de Gautier qu’il cachait sous l’oreiller. Elle évoquait la double vie d’un jeune homme qui, moine le jour, était également libertin invétéré la nuit, dans le monde du rêve. Van pressa ses tempes entre le pouce et l’index comme pour amorcer une intense réflexion. Devant ses yeux ouverts sur l’obscure étendue de son plafond défilaient successivement les formules mathématiques, les dates-clés du programme d’histoire-géo, du vocabulaire d’anglais, tout ce qui pouvait lui permettre de remplir la mission qu’il s’était assigné. Ne pas fermer les yeux. Ne pas céder au sommeil.
Il fut un temps où il n’avait pas la moindre appréhension à l’heure du coucher. Que redouter lorsqu’on avait la faculté de façonner ses rêves selon ses désirs ? Van n’en avait parlé à personne. L’univers des rêves était son espace propre qu’il ne voulait pas partager. Il y était empereur en son royaume. Le paysage et les personnages qui le peuplaient se pliaient entièrement à sa volonté souveraine. Pourtant il lui semblait avoir perdu sa couronne. Le souvenir de la menace le fit frissonner et il s’enroula dans ses couvertures. Ne pas fermer les yeux. Ne pas céder au sommeil. S’il demeurait éveillé jusqu’à l’heure, il espérait que l’emprise de son ennemi serait moins puissante mais il sentait déjà le regard insidieux de la créature dans son dos. Son cœur se serra d’appréhension tandis que dans un mouvement contradictoire, ses membres paraissaient se relâcher.
Quand avait-il fermé les yeux ? Une série d’ombres fumeuses sculptées de ténèbres dansèrent devant ses paupières closes. Ne pas… ne pas quoi déjà ? L’engourdissement avait anesthésié ses membres et s’attaquait à ce qui lui restait de conscience. Le sommeil emporta la bataille avec facilité, cependant, Van n’avait pas joué sa carte maîtresse. Dans le monde des rêves, il était doté du contrôle total. Il était un rêveur conscient.
Le dégradé de noirceur qui l’entourait prit peu à peu la forme d’une forêt épaisse de pins aux larges troncs. Une terre grisâtre se forma sous ses pieds tandis qu’une puissante odeur de résine lui emplissait les poumons. Alors que les ténèbres l’habillaient d’une combinaison d’un noir profond, un étau d’angoisse se referma sur son cœur. Ses pouvoirs ne marchaient pas. Le contrôle qu’il était si fier d’exercer sur toutes les productions de son esprit ne lui incombait plus. Il avait concentré toute la force de sa volonté pour changer de décor, chasser les ombres, faire éclore le soleil, éloigner la menace qui le guettait mais rien n’avait consenti à se plier à ses exigences. Quelque chose lui disputait la souveraineté de son propre rêve. Une chose à la volonté ferme et puissante qui avait décidé de s’attribuer les pleins-pouvoirs. Une chose sanguinaire et tordue qui semblait se délecter de sa peur. Une chose omnipotente et impalpable dont le regard était déjà dans son dos.
L’instinct de survie pur anima ses jambes et il se mit à courir. Peu importait la direction, tout était semblable dans ce décor monochromatique aux infinies nuances de gris, seule la distance comptait. Il ne cessait de courir, sinuait entre les pins, évitait les branches basses et les roches irrégulières qui semblaient surgir de terre pour le ralentir. A ses oreilles résonnaient les pas de la créature à ses trousses, contre sa nuque battait son souffle rauque qui, à coup sûr, comptait le dévorer. Entre ses jambes passa une ombre noirâtre et velue qui voulait le faire trébucher. Pourtant, à chaque fois que Van se retournait pour identifier son poursuivant, il ne discernait rien parmi les ténèbres, pas la moindre craquelure de brindille ou le plus infime frémissement de l’air. L’empreinte sonore de la créature disparaissait lorsqu’il voulait poser son regard dessus. Si ses yeux étaient inefficaces, il savait que ceux de son poursuivant perçaient aisément les ténèbres car il les sentait fixés continuellement sur lui. La peur non plus ne le quittait pas. La raison n’avait pas cours dans cette dimension où régnaient les instincts. Dépecer ou être dépecé, telles étaient les alternatives et Van se savait être la proie désignée. La douleur l’inquiétait plus que tout. Il avait l’intime conviction qu’il n’y avait pas de barrière entre les deux mondes, la douleur du rêve trouverait implacablement son prolongement dans la réalité.
Son unique seconde de relâchement causa sa chute. Van buta contre une racine de pin proéminente et sentit ses paumes racler la terre gelée alors que ses genoux étaient percés par la pointe affûtée des roches. La forêt était contre lui. Il aurait juré que la racine qui venait de le faire trébucher s’était soulevée lentement de terre pour s’enrouler comme un reptile autour de sa jambe. Saleté de branche ! Il était fait. C’était la fin. Van se redressa sur les genoux. Il sentait le regard monstrueux de la chose couler dans son dos, chaud et poisseux comme la bave échappant des babines écumantes d’un loup famélique avant le repas. Le râle sourd du monstre agita les mèches sur sa nuque, lui faisant dresser les cheveux sur la tête. Van contint un cri de terreur lorsqu’une patte griffue s’enfonça entre ses deux omoplates pour le forcer à demeurer face contre terre. Il inspira la poussière et s’érafla les joues sur les branches sèches qui tapissaient le sol. La créature avait adopté une forme matérielle pour le maintenir écrasé contre la terre froide et dure. Peut-être était-elle visible à présent ? Mais se retourner ? Van en était incapable. Voir le monstre exigeait un courage qu’il n’avait pas encore. Un grognement sourd émana de la bête et Van contracta tous ses muscles en gémissant de peur. Imaginer seulement l’apparence de la créature lui faisait battre le cœur à une vitesse insensée. Les pulsations lui faisaient mal tant son organe pulsait à un rythme olympique, pourtant il se figea brusquement dans sa poitrine : ce qui semblait être une langue râpeuse et avide de chair passa sur la base de sa nuque avant que celle-ci ne soit broyée par une mâchoire impitoyable.
Van s’éveilla, la nuque suintante d’une sueur glacée, les paumes et les genoux lancinants. Il était quatre heures du matin. Pour lui, impossible désormais de fermer l’œil ou de céder à nouveau au sommeil.