Chapitre 2

Me voilà encore sur le carreau

Le cœur qui pique, le moral à zéro

INVERNESS, Vide.

Une tension irrationnelle avait gagné ces derniers jours les premières années de lettres modernes. La pause-déjeuner sujette d’habitude au relâchement des étudiants se déroulait dans un calme absolu qui ne pouvait rivaliser qu’avec celui d’un partiel. Les conversations se chuchotaient bas, les rires s’étouffaient avant-même de retentir et les déplacements devenaient furtifs et prudents. Il semblait qu’un inexplicable instinct de survie s’était affirmé dans l’inconscient collectif de la classe. Il y avait comme une menace qui sourdait, tapie dans les recoins et prête à se jeter sur l’assemblée d’herbivores que les étudiants semblaient former malgré eux. Sans concertation, personne n’avait osé adresser la parole à Aaron après qu’une poignée d’inconscient s’y fut essayé trois jours plus tôt pour revenir frissonnant après le blizzard qu’ils avaient essuyé. On se retrouvait dans la même situation qu’au début du semestre lorsqu’Aaron Lamri, renfermé sur lui-même façon hérisson, refusait toute interaction avec ses camarades de promotion.

Harûn se souciait peu de la crainte et du ressentiment qu’il inspirait. Une fois encore l’expérience confirmait qu’il n’y avait que de la déception et des blessures à récolter quand on laissait son cœur à découvert. Une voix interne lui opposa qu’il y avait également la chaleur et le confort de l’attachement réciproque, la tranquillité des relations de confiance, l’insouciance des fous-rires partagés, il les écarta loin de son esprit. Si la déception et l’abandon en étaient le prix, il préférait encore qu’ils lui soient étrangers. Et s’il pouvait également fermer ses oreilles au monde extérieur son humeur aurait, éventuellement, des chances de s’améliorer. Harûn ne supportait plus d’entendre parler du Gala de l’Étudiant et de ses animations et chaque mention du groupe Drippin’InsaNity le hérissait. Il avait fini par apprendre, au hasard des bruits de couloirs, qu’il s’agissait du groupe de Marty et d’Ismay et chaque fois qu’on vantait l’audace du groupe, les charmes de sexy Ismay, les phéromones du petit lycéen canon surnommé Mad Dog et surtout l’aura charismatique de Marty que le tempérament provocateur et enthousiaste à la fois rendait tellement chou, il était près de carboniser d’un seul regard tout objet à portée de vue tellement sa rage était violente. On l’eût crû entouré d’une barrière méphistophélique qui tenait plus en crainte qu’en respect quiconque s’approchait sans permission.

Pourtant, les ondes sinistres qu’il laissait allégrement échapper ne repoussèrent pas un certain étudiant de troisième année de droit qui venait de s’incruster dans son amphi. L’impertinent poussa même la provocation jusqu’à s’assoir sur le siège vacant juste à côté de lui.

– Hug ! lança Ismay, main levée, imitant un genre de salut amérindien. Harûn, j’ai bon ? reprit-il. Moi, c’est Ismay.

– Ouais et… ? lui répondit froidement Harûn en lui jetant un regard meurtrier de concentré de haine.

Il savait qu’il réagissait ainsi par pure jalousie et s’en tamponnait le coquillard. Quand il aimait, il était la douceur-même mais quand il n’appréciait pas une personne, son animosité n’avait pas de limite. Il ne cautionnait pas la relation qu’avait Ismay avec Marty et c’était sans vergogne qu’il se comportait avec lui comme le dernier des sauvages. Étrangement, Ismay qui avait parfaitement perçu la rancœur de Harûn semblait plus amusé qu’offensé par son attitude. Il avait l’assurance et peut-être un peu la suffisance de celui qui est en position de force à l’insu de son opposant.

– Et je suis là pour t’offrir un moyen de te rabibocher avec Marty mais si ça t’intéresse pas, je me retire, répliqua-t-il faisant mine de se lever, les mains dans les poches.

Harûn le fit rassoir de force.

– Je prends, dit-il avec un calme tout pragmatique. Quoi que ce soit, je prends…

Même si ça vient de l’ennemi, acheva-t-il mentalement. Il se faisait rire lui-même avec ses raisonnements. L’espèce d’animal féroce et impitoyable qu’il devenait quand Marty n’était pas là le rebutait au plus haut point. Si Marty ne voulait plus le voir, lui ne voulait pas le laisser partir quelles que soient ses raisons. Harûn fixa Ismay droit dans les yeux, dans l’expectative et ce dernier se mit à sourire largement.

– Ça me fait plaisir de voir tant de détermination ! rit-il en lui donnant un léger coup de coude complice. Tiens, j’ai réussi à me procurer une place VIP pour le concert du Gala.

Il sortit le ticket de la poche intérieure de sa veste en tweed et le déposa sur la table juste devant Harûn.

– Fais-en bon usage, lui intima Ismay avant de se lever pour de bon cette fois. Personne ne souhaite votre réconciliation plus que moi, tu peux en être sûr, lança-t-il en guise d’au revoir.

Harûn examina le bout de papier qui, bien qu’authentique, ne lui indiquait pas de quelle manière ça le rapprocherait de Marty… à la limite, géographiquement mais qu’est-ce qu’il pourrait bien faire ? Lui jeter des regards langoureux depuis la fosse ? Profiter de la place VIP juste sous la scène pour monter dessus et l’enlever en plein concert pour le forcer à avoir une discussion ? Harûn ne savait pas où cette histoire le mènerait et ne pouvait s’enlever de la tête qu’Ismay essayait de se foutre de lui…

*

Avec plus de neuf cents étudiants fêtards réunis au parc des expositions de la ville, Harûn avait galéré pour trouver une place de parking. Il était pourtant venu tôt sachant que la série de mini concerts faisait uniquement office de mise en bouche pour la suite de la soirée. Les groupes devaient jouer de dix-neuf à vingt-deux heures avant que l’immense salle de réception ne se change en piste de danse géante. Le Gala de l’étudiant était sans conteste le plus gros événement nocturne de l’année scolaire, le plus alcoolisé aussi. Il espérait que son entrée VIP lui éviterait de se retrouver coincé dans une file d’attente sans fin entouré de jeunes gens enthousiastes et pour certains déjà bourrés alors que lui ne désirait qu’une entrevue avec Marty pour savoir à quoi s’en tenir avec lui. Son humeur maussade ne l’empêchait pas par ailleurs de répondre aux exigences vestimentaires de la soirée. Les soins acharnés de Mika avaient eu raison de sa tignasse rebelle et il s’était même fait violence pour porter costume et chaussures en cuir alors qu’il n’avait jamais, en dix-neuf ans d’existence, fait d’infidélités à ses baskets.

Il descendit à peine de la voiture que lui parvinrent les crachotements étouffés de la musique qui suintait des murs de la salle. Harûn mordilla nerveusement son piercing au labret, il regrettait par avance sa présence à la soirée. La seule idée du monde qui l’attendait dans la salle le statufiait d’angoisse. Par bonheur, sa place lui permettait de passer par une entrée réservée qui conduisait immédiatement sous la scène. L’espèce de rectangle VIP était délimitée par des barrières qui le séparaient de la fosse où commençaient à s’agglutiner les fans de rock. Profitant de son mètre quatre-vingt-huit, il passa la salle au crible en attendant le début du concert, tout ce qui pouvait le distraire de Marty était bon à prendre. D’un coup d’œil il localisa la buvette et le buffet près desquels on avait aménagé tables et banc de bois. A l’extrémité opposée, deux portes vitrées menaient sur une vaste cour fumeur déjà occupée. Le reste de l’espace semblait dédié à la danse et la scène-même comportait latéralement une loge de mixage qui devait être occupée après le concert.

Inattentif aux regards de convoitises qui convergeaient de temps à autres sur lui, Harûn s’accouda nonchalamment à l’une des barrières en attendant que le show commence. Il n’avait toujours pas de plan et désespérait d’en mettre un au point à temps. Premier arrivé, il avait été rapidement rejoint par les organisateurs de la soirée qui comptaient profiter du spectacle après une dernière vérification, puis par d’autres personnes inconnues. A dix-neuf heures sonantes, quelle ne fut pas sa surprise de voir arriver Thomas, l’ex-petit-ami de sa petite sœur. Quand leurs regards se croisèrent, il le toisa, glacial avant de s’approcher de lui, menaçant :

– Comment est-ce qu’un terminale comme toi a réussi à s’incruster jusqu’ici ? aboya-t-il presque, satisfait de le voir se ratatiner de peur.

– Mon meilleur pote joue ce soir, il m’a laissé profiter d’une place VIP, répondit-il mal à l’aise.

Son attitude de gamin pris en faute fit comprendre à Harûn qu’il y avait également une raison officieuse à sa présence. La façon dont Thomas était attifé orienta sensiblement ses déductions.

– Et tu t’es dit que le gala serait une bonne opportunité pour te trouver une nouvelle copine ? Ne blesse pas Mika plus que tu ne l’as déjà fait.

– Elle m’a largué, ça ne la concerne plus, répliqua le plus jeune sur la défensive.

– Grandis un peu ! On n’entre jamais dans la vie de quelqu’un sans que ça ait une incidence sur lui et c’est parce qu’on y laisse des marques qu’on n’en sort jamais totalement, même après une séparation. Si c’est trop subtil pour toi, je vais te laisser méditer.

Voyant s’emballer les spots lumineux annonçant le début du concert, Harûn s’éloigna. L’un des organisateurs monta sur scène pour chauffer un peu le public et annoncer le premier groupe. Harûn savait que les Drippin’ InsaNity ouvraient le show et qu’il aurait ainsi tout le reste de la soirée pour harponner Marty. Le retrait du pseudo-animateur s’enchaîna par un démarrage intensif basé sur une improvisation de la batterie et de la basse. Les percussions énergiques s’enchevêtraient aux notes graves dans une synergie puissante. Harûn avait l’impression que ses cellules s’agitaient en réponse à l’étrange force d’attraction de cette association musicale. Ismay traversa gravement la scène et s’empara du micro qui reposait sur son support :

– Bonsoir, bonsoir, prononça-t-il sans grand entrain. On est les Drippin’ InsaNity.

A son flegme affiché lui répondit, contre toute attente, la clameur du public.

– Moi c’est Ismay. Là, derrière à la batterie c’est notre petit Mad Dog, présenta-t-il.

Puis il prit une expression plus grave.

– Je profite de votre attention pour faire une annonce, commença-t-il en se ménageant un petit silence dramatique. On est un peu embêté mais on aurait besoin d’un chanteur, genre charismatique et beau gosse. Si vous êtes intéressé, contactez-nous !

Quelques sourires fleurirent çà et là dans la foule tandis que certains affichaient des mines perplexes. Les Drippin’InsaNity avaient prévu de jouer sans chanteur ? Débaroula alors Marty moulé indécemment dans un pantalon de cuir, ses fidèles Doc aux pieds et rien sur le torse exceptée une chaîne en argent à grosses mailles qui ne cachait rien des arabesques d’un tatouage sur sa chute de rein du reste vertigineuse. Harûn retint un mouvement d’élan vers la scène pour faire don de sa veste de costume à Marty, ne supportant pas les globes oculaires braqués sur son corps. Nullement gêné, le bassiste prit le micro des mains d’Ismay.

– T’as demandé du beau gosse charismatique ? lança-t-il d’une voix aguicheuse.

– Ouais, pourquoi, t’en as trouvé un ? rétorqua le guitariste.

Marty lui montra ses superbes abdos et sa crête bleue et Ismay l’apprécia froidement de haut en bas comme on examine un meuble avant d’en faire l’acquisition. Des cris appréciateurs s’élevaient de la foule. Harûn faillit bouffer son piercing en voulant contenir sa jalousie.

– Bon tant pis, on va faire avec Marty pour le moment mais sérieusement, l’offre tient toujours, annonça Ismay avant d’abandonner le micro à son ami qui s’empressa de hurler :

– Allez, assez de blabla, let’s rock !

Les premières notes de musique lui provoquèrent des frissons qui s’amplifièrent quand s’ajouta la voix de Marty. Il ne saisissait pas tout le sens des paroles qu’il chantait en anglais et pourtant cela n’ôtait rien à l’effet que sa voix lui faisait. Comment imaginer qu’il puisse descendre si bas dans les graves et de façon si sensuelle ? Harûn ne comprenait pas cette sensation. Techniquement, Marty était à peine bon, sa voix n’avait rien d’exceptionnel et pourtant elle exhalait quelque chose de singulièrement intime. C’était comme s’il possédait la faculté d’exhiber son âme nue, sans aucun artifice, sans aucune protection et d’une façon infiniment détachée. Captif, Harûn était incapable de quitter Marty des yeux. Ses lèvres, son torse, ses jambes, il désirait graver l’intégralité de ce qu’il voyait sur ses rétines mais surtout, il recherchait son regard. Il était certain qu’il le croiserait et il espérait pouvoir accrocher suffisamment longtemps les yeux précieux pour y lire quelque chose. Comme escompté, il le sentit sur lui au dernier refrain et jusqu’à la dernière note donnant à Harûn l’impression que ces paroles lui étaient adressées. Marty reprit son souffle puis le micro pour donner quelques précisions sur le morceau :

– On vient de vous jouer Deadliest Sin. Pour ceux qui n’entendent rien à l’anglais ça veut dire « le péché le plus mortel », ça parle de tension sexuelle irrésolue. Ouais c’est autobiographique et comme je suis un gros masochiste, la prochaine chanson est une chanson de rupture. Si quelqu’un a du réconfort à offrir je suis dispo ce soir !

Harûn eut aimé être la personne visée mais effaça rapidement de son esprit la pensée présomptueuse.

– Tout de suite, Upside Down, annonça Marty.

C’était une chanson mélancolique et peut-être un peu sexy s’il se fiait aux modulations de voix langoureuses de Marty et le ton joueur qu’il prenait sur certain vers. Et pourtant tout son langage corporel dévoilait une fragilité touchante qui lui donnait envie de le prendre dans ses bras pour lui donner un peu de sa chaleur. Harûn se laissa transporter. Il redoutait les dernières notes qui ne vinrent que trop rapidement. A peine remis de ses émotions, on annonçait déjà la chanson de clôture mais avec quelque chose de plus solennelle.

– C’est la dernière, nous on vous aime déjà et on a le cœur brisé à l’idée de vous quitter si vite…

Quelques « Nous aussi on t’aime, Marty ! » et « Restez encore un peu ! » résonnèrent dans la salle. Marty y répondit par un large sourire avant de reprendre son discours.

– On rejouera bientôt et on espère que vous serez là ! En attendant, on a décidé de marquer le coup avec une chanson un peu spéciale, en français ! C’est la première du groupe, alors comme on est complètement puceau à ce niveau-là, soyez doux avec nous… minauda-t-il avant de tirer la langue.

Son regard se posa sans ambiguïté sur Harûn, avant de s’en détacher au commencement du morceau. D’abord, des percussions sèches firent trembler la salle. Le silence du publique ne rendait que plus solennelle la marche militaire que jouait la batterie. On eut dit qu’on menait quelque illustre criminel de guerre au peloton d’exécution, baïonnette sous le bras. Les poils sur les avant-bras de Harûn se dressèrent. Le rythme trouva son écho dans les basses sourdes qui se joignirent à lui. C’étaient des souffles de soldat, martelant le sol à cadence régulière, exhalant des nuées de peur. Ces notes mordaient sa chair, incisives et aiguës. S’y greffèrent ensuite les accords, dangereux et froids comme le revolver qu’on charge. Il ne manquait que l’ordre du général pour débuter l’exécution. Il pouvait surgir à tout moment à l’issue de chaque seconde. Un goût ferreux envahit le palais de Harûn tandis que son pouls s’accélérait.

Partit le premier mot, puis le second. Le temps d’un battement de cœur et Harûn crut qu’une volée de plombs venait de lui traverser la poitrine. Est-ce que les mots pouvaient faire si mal ? On disait que la musique adoucissait les mœurs. Harûn disait mensonge. Ce chant enrobait les balles d’un acide corrosif qui attaquait ses tissus internes. Ces mots étaient douleur. Par elle ils étaient nés. Ils étaient son engeance. Harûn resserra contre son abdomen les pans de sa veste de costume. Il tirait sur le tissu pour recouvrir sa peau nue et cacher ses blessures dont suintaient le pue et les larmes qu’il ne pouvait verser.

Trahison.

Le sang pulsait à ses oreilles. La souffrance irriguait tout son système sanguin et brouillait son esprit.

Colère.

Il ne savait plus s’il voyait rouge à cause de sa fulgurante montée de tension ou si les spots lumineux faisaient leur office. Il lui semblait que le sang, son sang, repeignait toute la salle en rouge, se mêlant aux paroles assassines de la chanson. Rouges étaient les visages, rouges étaient les lèvres de Marty qui articulaient distinctement son ignominie. Une bouche ne pouvait faire autant de dégâts. Harûn jeta un regard de haine pure à Marty et quitta la salle.

L’air frais de l’extérieur n’entama pas le feu qui coulait à l’intérieur. Il marcha à grande foulée jusqu’à sa voiture, claqua la portière. Les tremblements qui agitaient ses membres ne lui permirent pas de mettre le contact, son trousseau de clés carillonnait entre ses doigts dans une cacophonie qui rappelait celle de son esprit en proie au chaos. Il se sentit frissonner du dedans et ne parvint pas à contenir la montée de la tension qui secouait ses épaules. Harûn rejeta la tête en arrière et tenta de reprendre le contrôle. Marty l’avait trahi, avait exposé aux regards son intimité la plus noire, avait crié son secret au monde. Marty avait volé le poème de sa confession pour en faire une chanson.

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